Comment es-tu arrivé jusqu'au Spitzberg ?
Je viens du Jura, alors forcément, j’ai beaucoup fait de ski de fond quand j’étais petit. Au collège et au lycée, j’étais en sport-études, donc je faisais pas mal de compétitions, et plein d’autres sports à côté. Avec mes parents, on était tout le temps dehors le week-end, à explorer, à tester des trucs. Je pense que c’est un peu de là que vient mon goût pour l’aventure et pour être dehors.
J’ai ensuite fait mes études à Lyon, dans une formation professionnalisante, très orientée terrain : on passait plus de temps en stage qu’en cours. Ensuite, j'ai travaillé en France pendant six ans, en école de ski l'hiver et puis sur les rivières l'été.
J'ai commencé ensuite à guider pour 66°Nord en Finlande, où je guide encore l'hiver, et en Norvège dans les Lofoten.
Le Spitzberg est arrivé après la Norvège. Je cherchais une destination un peu technique et après avoir discuté avec d'autres guides et fait quelques recherches, c’est le Spitzberg qui m’a le plus attiré. Je suis parti là-bas l’été dernier, et franchement, c’est un décor que tu ne vois nulle part ailleurs. Le Spitzberg, c’est vraiment l’Arctique brut : des glaciers, des montagnes, de la toundra, un terrain bien sauvage, et des animaux pas très farouches. C’est ça que je cherchais aussi : une destination technique, avec un vrai terrain d’aventure.
En quoi guider au Spitzberg est différent d’ailleurs?
Tu es autonome, tu fais tout toi-même. Tu vas chercher les voyageurs à l'aéroport, tu les emmènes à l'hébergement, tu vas manger le soir avec eux, tu leur fais le briefing d'avant-séjour, le briefing pour l'ours polaire puisque nous sommes sur son territoire.
Nous, les guides, nous devons être armés: on a des pistolets d'alarme. Le guide en a un, et il y en a un ou deux pour le groupe, suivant le nombre de personnes dans le groupe. Nous ne pouvons pas sortir sans ses dernières en dehors de la ville.
Comment prépares-tu un séjour comme celui-ci ?
En amont avant le départ du séjour, tu as fait tes courses, tu as préparé ton matériel. C'est un peu l'inverse de la Finlande, ici tu prépares tout, tout seul, et tu as moins d'aide logistique. Mais j'aime bien aussi, tu fais ta préparation à ton rythme, tranquille, et puis, s'il y a quelque chose que t'as oublié, ou qui est mal fait, tu peux t'en prendre qu'à toi-même. C'est pas la faute d'un tel qui a oublié de réparer la paire de skis, ou qu'il n'y a pas la valise d'un voyageur.
Autant en Finlande, tu peux laisser un peu de place à l'incertitude. Ici, au Spitzberg, tu ne fais rien au hasard et tu laisses vraiment aucune place à l'imprévu. Il faut même essayer de prévoir cet imprévu parce que contrairement à ce qu'on pourrait penser, le plus gros danger, là-bas, ce n'est pas l'ours, c'est le groupe en lui-même. Le fait que tu sois éloigné de tout rend la moindre bêtise ou une blessure plus sérieuse.
C’est quoi de vivre sur le terrain en été au Spitzberg, avec le soleil de minuit ?
Ce qui est bien avec le Svalbard, c’est qu’il fait jour en continu. Au Spitzberg, qu’il soit 4h du matin ou midi, le soleil est à la même hauteur et tu ne peux pas percevoir la différence à l’œil nu. Ça dérègle pas mal l’organisme.
Mais là où c’est pratique, c’est que s’ils annoncent du vent entre 10h et 16h, et qu’il n’y en a pas du tout pendant la nuit, tu fais dormir les voyageurs cinq heures de plus, et on part marcher en pleine nuit ou faire du kayak à 22h. Pour ceux qui veulent vivre l’expérience à 100 %, je leur dis : « Vous me donnez votre téléphone, je vous mets tous sur un autre fuseau horaire, comme ça vous ne savez pas quelle heure il est. » Je dérègle leur téléphone et leur montre, comme ça ils perdent complètement la notion du temps. Parfois, les gens dorment 15 heures d’affilée sans s’en rendre compte, ou au contraire, font des nuits très courtes.
Notre amplitude horaire s’étale des fois sur 26 à 28 heures, au lieu de 24. Il y a des séjours où les gens sont complètement décalés à la fin.
Ton cerveau et ton corps sont habitués à se caler sur la luminosité. Moi, le premier, l’été, ça me dérègle complètement, tu n’as pas cette sensation de fatigue, tu as l’impression de faire des journées à rallonge, toujours en forme, parce que ton corps ne reçoit pas ce signal de relâche du soir. Tu es à fond tout le temps comme s'il était midi en permanence.
Du coup, c’est à toi de gérer. D’un côté, c’est super, parce que ça t’ouvre un champ des possibles énorme, tu n’es pas freiné par la nuit ou par une barrière horaire. Tu peux faire ce que tu veux, quand tu veux. Le but, c’est de s’écouter biologiquement : quand on a faim, on mange, quand on a sommeil, on dort. On vit en s’écoutant et pour ça, c’est vachement cool.
Par contre, il faut aussi savoir repérer très vite quand quelqu’un commence à traîner la patte. Tu n'as pas le droit d’avoir quelqu’un de fatigué pendant ces moments-là parce que si la personne somnole ou s’endort pendant un tour de garde, on est foutu.
En fait, c’est ça qui est difficile là-bas : il faut arriver à être assez cool avec les personnes pour qu’ils passent un bon séjour, qu’on puisse rigoler, faire des blagues. Mais en même temps, il faut rester assez carré pour qu’ils comprennent que ce n’est pas la colonie. C’est sérieux quand même. Si je te fais poser ta tente ici, c’est qu’il y a des protocoles, le gouverneur a validé ça. Si ta tente est là-bas, 1 mètre plus loin, ça ne va pas.
C’est un équilibre entre deux opposés, tu dois faire comprendre aux gens que tu peux être très ferme, dire clairement : « Là, tu fais n'importe quoi. » Et après, être capable de les remettre dans le bain, les faire rigoler à nouveau.
Comment se passe un tour de garde ?
IÀ chaque fois qu’on se pose sur un camp, c’est moi qui leur dis où faire le tour de garde, en fonction du terrain autour. Soit ils sont sur un point haut, en vigie : ils ne bougent pas et observent tout autour. Soit, si tu n’as pas une visibilité complète depuis ce point, je leur donne un itinéraire à suivre.
Le temps de garde de chacun est entre 1h et 2h, et peut s’adapter en fonction de l'endroit mais aussi en fonction du déroulé dans le séjour : si tu sais que c’est la dernière nuit, les gens s’en fichent de dormir un peu moins, on fait une heure chacun, ça dépend.
Il n’y a pas de pré-requis particulier, si ce n’est d’avoir une bonne vue, aussi bien de près que de loin, forcément. Et puis, il faut savoir gérer ses émotions, son stress et réussir à ne pas céder à la panique. Ne pas faire n’importe quoi dans une situation comme une rencontre avec un ours.
l faut te dire que les voyageurs, tu les accueilles le soir du J1 et le lendemain soir, tu es déjà sur le terrain. En moins de 24 heures, tu dois faire confiance à des personnes que tu ne connais pas. Les 3 ou 4 premiers jours, tu dors très peu, le moindre bruit, le moindre truc… Si j’entends quelqu’un parler, ou si les personnes passent trop près de ma tente et marchent sur les graviers ou sur le sable, ça me réveille direct.
Moi, je ne fais jamais les tours de garde pendant la nuit, c’est les voyageurs qui les font. Je prends le dernier tour, le matin, comme ça, le groupe termine sa nuit tranquillement. C’est moi qui les réveille, quand je veux. Si je prends le dernier tour d’1h30 et qu’il y a du vent, ou que le temps est mauvais, je peux décider de les laisser dormir une demi-heure de plus ou au contraire, de les lever plus tôt si je vois que la météo est en train de tourner.
Peux-tu nous raconter ta rencontre avec l’ours l'été dernier ?
L’année dernière, j’étais en Baie-du-Roi. J’ai eu ma première rencontre avec un ours, en tout cas sur un camp. On était sur l’un des trois camps qu’on fait pendant le séjour. Celui du milieu, où on reste très peu de temps, parce qu’il n’y a pas beaucoup de visibilité. On s’y installe, et je leur donne leur itinéraire à suivre. D’un côté, le glacier offrait une bonne visibilité. De l’autre, c’était un flanc de montagne et c’est très rare que les ours arrivent par là. L’endroit le plus probable, en plus de la mer, par lequel un ours pouvait arriver, c’était la plage, de l’autre côté du camp. Il y avait la montagne juste à côté, mais la plage formait une courbe. Si l’ours arrivait par là, on ne le verrait qu’au dernier moment, à moins de 200 mètres. Un ours à moins de 200 mètres, c’est déjà chaud.
Ma tente était installée de ce côté-là, le reste du groupe était de l’autre côté. Il était 3h30 ou 4h du matin. C’est un moment toujours un peu délicat. Tu n’as plus la même vigilance, parce que c’est l’heure où tu dois aller réveiller le suivant pour le tour de garde. Alain faisait sa garde et est allé réveiller Steven dans sa tente. Lors des tours de garde, tu dois toujours réveiller le suivant 15 minutes avant, pour qu’il ait le temps de s’habiller, de sortir un peu des vapes, de prendre quelque chose de chaud s’il veut et ensuite de te remplacer. Alain retourne à son poste. Mais en revenant, il voit quelque chose qui n’était pas là quand il est parti : une mère et ses deux petits venaient d’arriver par la plage, pile par le point chaud. Dès qu’ils voient un ours, même s’il est à deux kilomètres, en face, ils doivent venir me réveiller. Mais si l’ours entre dans le périmètre défini, ils doivent tirer tout de suite avec le pistolet d'alarme, même s’ils n’ont pas le temps de venir me réveiller.
En général, on campe dans des endroits avec une grande visibilité. Du coup, s’ils repèrent un ours, ils ont le temps de venir me réveiller. Ensuite, selon le comportement de l’animal, on adapte le nôtre. Mais si, pour une raison ou une autre, un ours arrive par la mer, avec du vent ou de la houle, c’est super dur à repérer. Tu peux te faire surprendre. Au moment où il sort de l’eau sur la plage, il est déjà à 100 ou 50 mètres, et là, t’as plus le temps : il faut tirer tout de suite.
Mais cette fois-là, la mère et ses petits arrivent. Alain vient me réveiller. Tranquille, c’était sa deuxième fois au Spitzberg, il était venu il y a 26 ans et s’était promis d’y retourner. Cette fois, il avait fait le voyage avec sa petite-fille. Ils étaient là tous les deux, avec des amis à sa petite-fille.
Je l’entends courir vers ma tente : « Titouan, y’a un ours ! » . Je sors de la tente. On dort toujours prêt à réagir à n’importe quelle situation. Dans ce genre de cas, tu n’as pas les 15 minutes devant toi. Normalement, tu mets cinq minutes à t’adapter à la luminosité. Là, ton corps s’habitue tout de suite.
C’est là que je les vois, Elle cherchait juste à nous contourner. On était sur son chemin, et elle ne pouvait pas passer de l’autre côté, la montagne était trop escarpée pour les petits.
Le camp était coincé entre la mer et la montagne. Elle aurait eu plus de place du côté de la plage, mais il y avait les kayaks. Ça fait des formes roses qu’elle ne connaît pas.
Ils sont restés pendant bien 45 minutes assez loin de nous, assis, la mère reniflait. Elle jaugeait la situation, comme nous, de notre côté.
En attendant, on a réveillé tout le monde. Voir une ourse polaire avec ses deux petits, ça n’arrive qu’une fois dans une vie. C’est une observation incroyable. Une expérience de ouf. Donc tu réveilles tout le monde. Tu leur fais prendre des casseroles, des thermos, pour faire du bruit si l’ours s’approche, avant de devoir tirer. Tu fais des grands pas, tu parles fort, tu fais des grands gestes. Tu cherches à lui faire peur avant d’utiliser une arme.
Dans quel état était le groupe quand tu es arrivé ?
En fait, je pense que j'étais pas du tout stressé. Alors le groupe ne l’était pas non plus.
A aucun moment, je n’ai ressenti que cette ours représentait un danger pour nous. Dans son comportement, sa manière d'agir, elle cherchait juste à nous contourner, à nous éviter. Elle n’a jamais montré de la curiosité pour le camp, de l'agressivité. Parce qu'elle avait les petits. Elle avait peur pour elle et pour ses petits. Elle avait peur de nous. Mais elle avait décidé de passer par là. On était sur son chemin, et il fallait qu'elle passe.
À un moment, la mère a décidé de passer. Elle est passée devant les petits. Elle est allée dans le flanc de coteau au plus loin de nous. Elle nous a contournés. Les petits suivaient. Après, elle s'est éloignée en direction du glacier.
C'était incroyable.
Comment est le reste de la faune ?
Ce qui marque aussi beaucoup les gens c'est la faune, qui est très peu farouche et peu craintive de l'homme. Ça a pourtant été une terre de trappeurs pendant de nombreuses années. Mais pourtant cet été un renard polaire est venu me manger la botte et si je ne le poussais pas, il ne bougeait pas. Je n’ai même pas pu le prendre en photo car il était trop proche de moi pour mon objectif. Normalement j’ai besoin d’un bon zoom pour prendre de belles photos des animaux.
Les oiseaux c'est pareil, ils viennent se poser sur le toit de la tente, ils sont à deux mètres de toi. Le soir ils attendent juste que tout le monde aille se coucher pour aller dans la tente et attraper les miettes. Enfin de manière générale tous les animaux que ce soit les phoques, les renards, les rennes et tous les oiseaux sont très curieux et très peu farouches. Même les phoques. Des fois tu vas en voir un sortir à deux mètres devant ton kayak, c'est vraiment étonnant.
On est tombé sur un terrier de renards il y avait des renardeaux ils jouaient à dix mètres de nous ils n’avaient pas peur. Ca s’explique par le fait qu’il n’y a pas de prédateurs.
Comment conseille-t-on de se préparer à un voyage au Spitzberg ? En termes de physique mais aussi d'équipement.
En termes de physique il faut une bonne condition sans pour autant devoir être sportif de haut niveau. En fait ce n’est pas particulièrement dur ce qu'on fait. Alors ça dépend évidemment du séjour. Les randos ou le kayak ce n'est pas très très dur. Il faut juste avoir à l'esprit qu'on va quand même avoir peu de repos, du fait que les nuits sont entrecoupées, qu'on n'a pas un sommeil très réparateur, que le soleil continue, ça nous dérègle aussi pas mal tout le corps.
On est quand même très actif tout le temps. Il faut aller chercher de l'eau dans le ruisseau, préparer à manger et il y a bien sûr de belles journées de marche. Monter le camp prend aussi beaucoup d'énergie après une journée riche en activité, car il faut en moyenne entre 1h30 et 3h pour le mettre en place.
Quel est l'aspect du Spitzberg que tu préfères faire découvrir ?
Moi ce que j'adore vraiment le plus c'est vraiment la navigation dans les glaces avec les kayaks, où tu avance tout doucement, tu slalomes et puis tu prends le temps d'observer. C'est d'être au milieu, face au glacier, d'avoir plein de particules de glace autour de toi qui peuvent avoir, pour certaines des milliers, voire des millions d'années. Tu entends les bulles d'air qui s'échappent.
Et puis de là, tu peux avoir un phoque qui remonte pas loin de toi parce qu'il est curieux ou plus loin sur un bloc de banquise les oiseaux migrateurs de l'été. Il y a toujours une multitude d'espèces d'oiseaux.
Aussi, dès que tu prends un peu de hauteur en rando et que tu as vue sur tous les fjords ou les glaciers autour de toi. Dès que tu arrives à voir des paysages avec un peu de hauteur, c'est vraiment cool tu en prends plein la vue. Mais en général je pense que les gens viennent surtout pour faire du kayak et naviguer face à des glaciers qui font des dizaines de mètres de haut. Avoir plein de glace autour de toi et d'entendre surtout ces petites bulles qui s'échappent quand ça fond tranquillement, c'est vraiment classe.
Si tu devais résumer le Spitzberg en une phrase, laquelle serait-elle ?
Le Spitzberg c'est vraiment les extrêmes, tu peux avoir à la fois une terre très inhospitalière et très peu accueillante comme ça peut être hyper paisible, hyper calme.
Merci Titouan !